Comprendre les Fondamentaux de l’Interprétation du Patrimoine
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Dans le champ élargi du patrimoine culturel et naturel, l’interprétation constitue une discipline à part entière, distincte de la médiation, bien qu’elle partage avec elle des objectifs de transmission et d’accessibilité. Là où la médiation tend à faciliter le dialogue entre institutions et publics, souvent dans un cadre institutionnel ou participatif, l’interprétation se définit comme un processus intentionnel de communication visant à révéler les significations profondes d’un site, d’un objet ou d’une pratique, au-delà de l’information brute.
C’est une pratique professionnelle ancrée dans une logique expérientielle, qui mobilise une pluralité de savoirs pour construire une relation signifiante entre le visiteur et le patrimoine.
Profession en constante évolution, l’interprétation s’appuie sur un socle interdisciplinaire solide, intégrant à la fois les sciences humaines et les sciences naturelles :
La psychologie cognitive et affective permet de comprendre comment les publics perçoivent, retiennent et donnent du sens à ce qu’ils découvrent.
L’anthropologie culturelle replace chaque site ou objet dans son système symbolique, social et identitaire.
La biologie et l’écologie nourrissent l’interprétation des milieux naturels en y intégrant les dynamiques des écosystèmes, les interactions interspécifiques, les fonctions biologiques et l’évolution des espèces.
Des disciplines comme l’éthologie (comportement animal), la paléontologie ou la géologie enrichissent aussi les récits scientifiques que l’interprétation peut rendre accessibles à un large public.
Ce croisement des savoirs fait de l’interprétation un dispositif stratégique de sensibilisation, au cœur des enjeux contemporains : changement climatique, perte de biodiversité, décolonisation des savoirs, inclusion culturelle, transmission intergénérationnelle… Loin d’être une simple interface entre expert et visiteur, elle devient une passerelle entre savoir scientifique et expérience vécue, entre émotion et compréhension, entre passé, présent et avenir.
À la croisée de la muséologie, de la communication stratégique, de la pédagogie active et de l’écologie humaine, l’interprétation constitue un dispositif narratif et sensoriel orienté vers la transformation de la perception : elle ne dit pas simplement ce que c’est, mais cherche à transmettre pourquoi cela compte.
Cet article propose un retour sur les fondamentaux de l’interprétation du patrimoine, enrichi d’outils conceptuels et pratiques pour les professionnels du secteur, tout en considérant les défis contemporains de l’inclusion, de la durabilité et de la pluralité des récits.
1. Genèse et philosophie de l’interprétation : l’héritage de Tilden
Le travail pionnier de Freeman Tilden a marqué un tournant décisif dans la manière dont les institutions patrimoniales envisagent la relation avec le public. Dans Interpreting Our Heritage (1957), Tilden développe une approche de l’interprétation qui met l’accent non sur la transmission passive de faits, mais sur la révélation du sens par l’engagement émotionnel et intellectuel du visiteur. Ses six principes fondateurs sont toujours largement mobilisés :
L’interprétation va au-delà de l'information : elle suscite l’émotion et l’engagement.
Elle est une révélation, pas une instruction : elle rend visible l’invisible.
Elle relie l’objet interprété à l’expérience personnelle du visiteur.
Elle ne s’adresse pas uniquement à l’intellect, mais à l’ensemble de la personne.
Elle repose sur une narration ciblée, qui sélectionne et organise l’information de manière signifiante.
Elle constitue un art éducatif, qui s’apprend et se perfectionne.
Dans cette optique, l’interprétation est un processus dialogique, un va-et-vient entre savoirs experts et expériences profanes, qui construit un sens partagé.
« L’interprétation est un art qui combine plusieurs arts – et tout art s’adresse à l’individu, pas à la masse » (Tilden, 1957, p. 9).
2. Une approche interdisciplinaire et stratégique
L’interprétation du patrimoine s’inscrit aujourd’hui dans une logique interdisciplinaire, mobilisant :
Les sciences sociales et naturelles (anthropologie, sociologie, ethnologie, biology, écologie) pour contextualiser les pratiques culturelles et naturelles.
La communication muséale et environnementale pour construire des récits cohérents et impactants.
La psychologie cognitive et les sciences de l’éducation, pour adapter les messages aux différents types d’intelligences et de publics.
La scénographie et le design d’expérience, qui donnent forme aux contenus et stimulent les interactions.
Elle s’intègre également dans des stratégies de valorisation territoriale, d’éducation à la citoyenneté, de développement durable et de médiation interculturelle. Le rôle de l’interprète ou du concepteur d’interprétation est alors multiple : passeur, facilitateur, conteur, mais aussi médiateur politique et culturel.
3. Méthodologie de l’interprétation : du contenu à l’expérience
a. Identifier les messages thématiques
Au cœur de toute démarche interprétative se trouve la thématique centrale : le fil rouge qui relie les éléments du discours, et permet au visiteur de faire des liens personnels. Sam Ham (2013) insiste sur l’importance de la thématisation : une bonne interprétation n’est pas une accumulation d’informations, mais une argumentation narrative qui soutient une idée forte, signifiante et mémorable.
« People remember what things mean more than what things are » (Ham, 2013, p. 38).
b. Connaître ses publics
Le design de l’interprétation s’appuie sur une analyse fine des publics : attentes, connaissances préalables, motivations, sensibilités culturelles. On distingue notamment les publics :
Locaux vs. touristiques
Enfants, familles, publics scolaires
Personnes en situation de handicap
Groupes communautaires spécifiques (minorités culturelles, autochtones)
Les démarches participatives et co-construites (par exemple, les ateliers de design collaboratif, les focus groups, ou les cartes sensibles) deviennent des outils essentiels pour développer une interprétation inclusive.
c. Choisir les bons médias
Le média d’interprétation est un vecteur, pas une fin en soi. Il doit être choisi selon l’objectif, le public et le contexte d’usage. On distingue notamment :
Les médias traditionnels : panneaux, expositions, guides papier.
Les médias interactifs : dispositifs numériques, réalité augmentée, applis mobiles.
Les médias vivants : médiation humaine, théâtre patrimonial, témoignages oraux.
Les médias sensoriels : dispositifs tactiles, sonores, olfactifs (de plus en plus intégrés dans une démarche inclusive).
L’important est de favoriser une expérience multisensorielle et participative, propice à l’appropriation des contenus.
4. Enjeux contemporains de l’interprétation
a. Décoloniser et pluraliser les récits
Dans un contexte postcolonial, de nombreux professionnels du patrimoine appellent à repenser l’interprétation dans une logique décoloniale. Cela implique :
De reconnaître les voix multiples autour d’un même lieu (descendants, communautés locales, populations marginalisées).
De donner la parole aux porteurs de mémoire.
De remettre en question les récits dominants ou biaisés par l’histoire officielle.
L’interprétation devient alors un outil critique, qui interroge les rapports de pouvoir et ouvre la voie à une lecture plus complexe et nuancée du passé.
b. Interprétation et durabilité
Dans la mouvance des Objectifs de Développement Durable (ODD), l’interprétation contribue à la sensibilisation environnementale, à la valorisation du patrimoine immatériel et à l’engagement citoyen. Elle favorise une relation respectueuse au patrimoine, encourage des comportements responsables et participe à la résilience culturelle des territoires.
c. Innovation numérique et intelligence artificielle
L’essor du numérique transforme profondément l’interprétation : dispositifs immersifs, réalités mixtes, médiation via IA conversationnelle… Ces technologies ouvrent de nouvelles possibilités tout en posant des défis éthiques (protection des données, qualité des contenus, accessibilité).
5. Conclusion : interpréter, c’est s’engager
Loin d’être une simple stratégie de médiation, l’interprétation du patrimoine est aujourd’hui une démarche engagée, un acte politique et poétique à la fois. Elle interpelle, relie, éveille et parfois dérange. Elle transforme le patrimoine en ressource vivante, au service de la société.
Pour les professionnels du secteur, c’est un champ d’innovation constante, où l’on peut conjuguer rigueur scientifique, créativité narrative et responsabilité sociale.
📚 Bibliographie
Ham, S.H. (2013). Interpretation: Making a Difference on Purpose. Golden, CO: Fulcrum Publishing.
Tilden, F. (1957). Interpreting Our Heritage. Chapel Hill, NC: University of North Carolina Press.
Uzzell, D. & Ballantyne, R. (1998). Contemporary Issues in Heritage and Environmental Interpretation. London: The Stationery Office.
Silberman, N.A. (2012). “Heritage Interpretation and Human Rights: Documenting the Past, Narrating the Future.” International Journal of Heritage Studies, 18(3), pp. 230–242.
Smith, L. (2006). Uses of Heritage. London: Routledge.
Desvallées, A. & Mairesse, F. (2011). Dictionnaire encyclopédique de muséologie. Armand Colin.
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